Regain
Ce
dont je me souviens de mon ancienne vie me semble si lointain que je peux
dire aujourd’hui qu’il s’agissait de la vie d’un autre. Elle aurait pu
être une vie banale, si ce n’était celle d’un petit voyou, puis d’un petit
voyou qui s’était pris pour un grand truand. J’avais pourtant au moins réussi
une chose qui n’était ni malhonnête, ni minable : mon mariage avec Sylvia.
Mais ce sont précisément mes rêves de looser qui m’ont poussé à voir plus
grand, et qui m’ont fait perdre tout ce que j’avais construit de bien. Comme
tant d’autres petits braqueurs des rues, des glorieux cambrioleurs qui forcent
les fenêtres des pavillons modestes pour voler la Play Station des enfants et
les bijoux de famille, je rêvais d’être Tony Montana. Et comme les autres,
j’avais bien sûr oublié la fin du film.
Sylvia…Elle
me disait que ce n’était pas le voyou qu’elle aimait en moi, et elle n’est pour
rien dans ce qui est arrivé. C’est ma connerie qui ne m’a fait envisager comme
seul moyen de promotion sociale d’entrer au service de Batisti, un des gros
bonnets de la région. Être « un homme de Batisti » ça me faisait déjà
me sentir quelqu’un, mais Sylvia n’aimait pas ça. J’avais beau lui expliquer
que maintenant qu’Enzo était né, je voulais offrir plus à notre fils, que grâce
à ce travail il ne manquerait de rien. « Il manquera d’un père mort ou aux
Baumettes » me répondait- elle. Et finalement ce sont eux qui en ont subi
les conséquences !
Tout
bascula quand je voulus offrir des vacances à Sylvia, lui faire lâcher son
emploi à Carrefour et partir dans les îles avec Enzo, qui venait d’avoir six
mois. Et que je fis cet « emprunt » dans les caisses de
l’organisation que je croyais pouvoir rembourser dans les jours à venir. C’est
là, je crois, que finit mon ancienne existence. Lorsque Sylvia tourna la clé de
contact de la voiture que j’aurais dû prendre. Enzo était dans son couffin, sur
le siège arrière. De l’explosion qui suivit, il ne me restait plus rien.
Qu’est-ce qui me poussa à vouloir survivre malgré tout ? La
vengeance ? Je savais bien ne rien pouvoir contre Batisti, alors
quoi ? Aujourd’hui encore je ne peux le dire. Juste un instinct animal
sans doute. Á Marseille je n’avais aucune chance et je m’enfuis vers les Alpes.
Né dans cette région montagneuse, j’en connaissais la plupart des chemins, pour
le reste, une carte me guiderait. J’envisageais de traverser le Mercantour, de
rejoindre la frontière italienne. Ensuite, tout était flou, je verrai bien.
Chaque jour me disais que j’étais responsable de la mort de ma femme et de
mon fils, et que je méritais bien d’y passer aussi. Mais il me répugnait de
laisser Batisti m’exécuter comme un mouton trainé à l’abattoir. C’était peut-être
ça qui me faisait continuer : non plus l’envie de vivre, mais celle ne pas
lui faire le plaisir de mourir.
Aux
environ de Digne, je me rendis compte que j’étais repéré. Je ne vous donnerai
pas de détails sur la poursuite et de comment je semais les tueurs qui ne
pouvaient me suivre en voiture dans les sentiers rocailleux que j’empruntais. A
pied, je réussis à les semer dans ce paysage où les lacets, les creux, les cols
faussent la perspective et les distances. Mais des gens comme Batisti avaient
les moyens : je me camouflais le mieux possible à chaque fois que
j’entendais un hélicoptère. Au crépuscule, je reconnus l’endroit où je venais
de déboucher : l’ancienne
route qui n’était plus carrossable sauf à des 4X4. La nuit m’offrait un relatif
abri : j’entendrai tout véhicule, sur terre ou en l’air, avant que ses
passagers ne puissent me voir. L’automne était avancé et il commençait à faire
très froid, mais j’étais un enfant du pays, bien couvert, et la marche me
réchauffait. Comme je l’espérais j’atteignis Mandras peu avant le jour.
Mandras
était un des villages-fantômes que l’on trouve dans les Alpes, petites communes
vidées progressivement de ses habitants
par l’exode rural, généralement pendant la première moitié du XXème siècle. La
désertion de Mandras, à ce que j’en savais (mais il faut bien dire que le sujet
ne me passionnait pas) était plus ancienne, et ses causes encore mystérieuses.
Une des hypothèses était que le choléra avait décimé la population au XIXème.
Mais j’étais bien loin de me préoccuper de problèmes historiques lorsque je j’y
pénétrais. Ma seule intention était de m’y abriter durant le jour, prendre du
repos et repartir à la faveur de la nuit. Je ne pensais même pas à la
nourriture pour les jours à venir. Un matin plutôt gris me dévoilait des
maisons en pierre de taille, certaines presque entières, d’autres en divers
états d’effondrement. D’autres encore
n’étaient plus que des pans de murs éboulés. Je devais me trouver sur
l’ancienne place du village, envahie d’herbes. Face à un fantôme d’église se
dressait un pilier qui avait dû être celui d’un calvaire.
J’avais
marché toute la nuit et pas dormi depuis prés de vingt heures . La fatigue, que
je n’avais pas ressenti jusque là (mon corps avait du produire autant d’adrénaline
que les laboratoires de Batsisti fabriquaient d’héroïne) me tomba brusquement
dessus. Avec elle, l’humeur dépressive remplaçait l’angoisse de la fuite. Cette
grisaille sur ce paysage en ruine, ce froid, le vent qui se levait…Mandras
m’apparut à l’image de ma vie, dévastée, vidée, où tout ce que j’avais
construit se trouvait abattu. J’avisais une maison ouverte qui semblait en bon
état. L’intérieur était de terre battue et un amas de grosses plantes feuillues
envahissait la moitié de la pièce où j’entrais, mais le reste était
relativement dégagé. Je m’y installais avec mon duvet, sans me préoccuper de
l’odeur forte des plantes. Je m’endormis presque aussitôt, d’un sommeil rempli
de cauchemars incohérents où régnaient les ombres de la mort et de la
culpabilité. Ce fut la douleur qui me fit progressivement revenir à la
conscience…
Mon
doigt me faisait mal. En ouvrant les yeux, dans la pénombre de la pièce, je vis
quelque chose qui s’accrochait à mon index droit. Un rat ou une bête quelconque
me mordait ! Soudain saisi de dégoût, je secouais vivement ma main, mais
j’avais beau m’agiter, la créature non-identifiée tenait bon. Au bout de
quelques secondes, ma panique décrut : en regardant mieux, il me sembla
que ce qui pendait à ma main n’était pas animal, mais un simple bout de bois.
Oui ; c’était bien ça : une sorte de bout de racine noueuse, qui
devait avoir une extrémité pointue. Dans mon sommeil agité, je m’étais piqué le
doigt dessus, assez profondément pour qu’elle y reste plantée. Je me dirigeais
vers la porte que j’entrebâillais afin d’y voir plus clair. Je fus frappé par
la forme qu’adoptait l’espèce de racine : elle évoquait un petit corps
potelé, avec des membres courts, une grosse tête…Comme un bébé en miniature, et
ma phalange était prisonnière d’un creux qui semblait être sa bouche
ouverte ! Je pouvais même détailler un minuscule nez en trompette et de
grands yeux. Mais, si je n’avais que peu d’instruction, je savais bien que
notre esprit peu voir des motifs très précis dans les formes aléatoires de la
nature : tout enfant a contemplé un jour des châteaux et des animaux dans
les nuages. Ce que j’avais devant les yeux n’était qu’un souvenir, infiniment
tendre et douloureux, de mon petit Enzo, qui n’aura jamais eu l’occasion d’être
autre chose qu’un bébé…Mais, sous le coup de l’émotion, c’est délicatement que
je me détachais du bout de bois. La douleur fut vive et le bout de mon doigt
saignait. A cet instant mon avis changea et cette fois je fus sûr qu’il
s’agissait d’un animal : ce que j’avais pris pour une racine bougeait en
émettant une sorte de sifflement. Je faillis la lâcher mais, voulant être fixé,
j’ouvrais la porte et je tenais la créature à la lumière : j’avais bien à
la main un bébé minuscule, qui semblait d’une matière végétale brune, et qui
poussait ce qui devait être l’équivalent de vagissements en agitant des membres
noueux. A cet instant je me sentais parfaitement réveillé, malgré le coté
incroyable de la situation. Les plantes odoriférantes de cette bâtisse
abandonnées avaient elle un pouvoir hallucinogène, par leur simple
parfum ? Je me retournais vers elles. Une autre surprise m’attendait.
Sur la terre battue, entre les plantes et moi, quelque chose avançait. De plus grande taille, une vingtaine de centimètres environ. Elle portait au dessus de sa « tête » un bouquet de ces mêmes feuilles odorantes. Je réalisais que c’était bien une racine, celle des plantes en question, qui se déplaçait toute seule ! Son corps était tout aussi humanoïde et sexué, avec des formes incontestablement féminines. Elle se dirigeait vers moi et tendait des bras terminés par de longs « doigts » crochus où le végétal l’emportait sur l’humain. Le visage était allongé et malgré l’obscurité je distinguais ses yeux noirs en amande qui me fixaient. Les chuintements qu’elle poussait semblaient des plaintes, et je compris qu’elle me demandait de lui rendre son bébé…
Le bébé, quand à lui, n’avait pas l’air de se préoccuper de sa mère, mais tendait ses petits bras vers mon index où le sang goutait lentement…Cet enfant là se nourrissait non pas de lait, mais d’hémoglobine, et paraissait affamé. Un bébé qui voulait manger, sa mère qui s’inquiétait pour lui…Tout ce que j’avais perdu par ma faute ! Même caricaturaux, même passablement monstrueux, ces deux êtres étaient semblables à Sylvia et Enzo…Je n’aurais jamais supporté de voir Enzo souffrir de la faim, ni Sylvia s’en faire pour lui…Je remis le « bébé » au bout de mon doigt. Il tétait mon sang ; au fond la douleur était légère, et vu sa taille il n’allait pas me vider ! Je m’assis par terre et laissait la mère venir à moi. Doucement, elle posa ce qui lui servait de bouche sur ma main et se mit aussi à aspirer. Je me sentais incapable de leur refuser ça, tant je voyais ma femme et mon fils dans ces étranges créatures. Et puis la lassitude me prit tout d’un coup. Toute cette nuit à marcher, ces jours de fuite sans repos, mon impossibilité d’envisager un avenir, alors que ceux que j’aimais étaient morts…Je me recouchais par terre, bien qu’ayant vu ce que je prenais pour des plantes ordinaires s’arracher du sol: de petits gnomes mi-végétaux, mi-humains, des mâles, des femelles, des « enfants », avec leurs corps bruns et leurs membres tortueux, leurs feuilles au dessus de la tête…Une trentaine d’entre eux devaient m’entourer et je devinais leurs intentions…Pourtant je ne réagissais pas. Je n’avais pas voulu tomber sous les balles des tueurs de Batisti, mais mourir en nourrissant des mères et leurs petits serait en quelque sorte ma rédemption.
Leurs
morsures ne me faisaient même plus réagir, je les sentais à peine. Je sentais
les dernières forces qu’il me restait partir avec mon sang et j’allais me
laisser sombrer dans un sommeil sans réveil. Mais je vis alors le manège de la
femelle à qui j’avais rendu son petit. Elle s’interposait entre moi et les
autres en poussant des cris modulés et agitait ses membres. Cette créature
était-elle capable de reconnaissance ? En tout cas elle empêchait
visiblement ses semblables de me saigner à blanc. Après un moment de palabres,
ils s’éloignèrent. Je pensais qu’ils ne se souciaient plus de moi mais deux
revinrent, portant une vieille tasse ébréchée, trouvée je ne savais où dans ces
ruines. Elle contenait un liquide épais, au parfum semblable à leurs feuilles,
et malgré l’aspect peu ragoûtant du breuvage servi dans un récipient sale et
terreux, je me sentis obligé de l’avaler. Bientôt une douce chaleur m’envahit,
mon angoisse avait disparu. J’étais dans un état semblable à celui que
procurent le cannabis, ou les opiacés auxquels j’avais épisodiquement goûté. Je
me sentais soudain aussi léger qu’un ballon gonflé à l’hélium, et j’eus la
sensation d’échapper à la pesanteur…Je m’envolais, je m’élevais au dessus de ce
village-fantôme, au dessus des Alpes…Et je voyais la montagne, plus bas, comme
si je la survolais…
C’était
bien l’emplacement de Mandras, mais à la place du village abandonné se
dressaient des tertres de terre et de pierre, avec des ouvertures en leurs
bases, qui s’étendaient tout le long de la montagne, tandis que du côté de la
vallée, les extrémités des pentes étaient fermées par des murailles de roches
de plusieurs mètres de haut. Et entrant et sortant par les orifices des
tertres, ce que je définissais comme des arbres ambulants évoluaient dans cette
étrange ville. Hauts de deux à trois mètres, ils glissaient sur ce qui aurait
dû être leurs racines, en agitant ce qui semblaient être des branches, mais
tous leurs membres bougeaient avec la souplesse de tentacules. Ma vue se porta
plus bas. D’épaisses forêts tapissaient le vallon, ce qui ne ressemblait pas à
ce que je connaissais de la région. Les races d’arbres m’étaient inconnues, il
n’y avait plus ni route ni village. Ma vision s’arrêta sur un groupe de petits
personnages, mi-nains, mi singes à la fourrure épaisse. C’était visiblement des
bergers, qui menaient un troupeau de ce qui semblait être des chèvres ou des
boucs d’une taille bien plus grande que tous ceux que j’avais jamais pu voir.
Ils leur firent grimper un sentier qui menait à la citadelle des
« arbres », et les firent pénétrer dans une grande fosse en forme de
cuvette. Peu après, les « arbres » surgirent de tunnels sur les cotés
de la cuvette, et leurs « branches » se refermèrent sur les animaux.
J’avais vu dans mon enfance tuer les cochons, mais ce qui suivit me
terrifia : des sortes de bouches surgissaient des troncs et aspiraient non
seulement le sang mais aussi la chair des boucs…
Je
revins à moi. Deux minuscules êtres me tendaient une nouvelle tasse pleine du
même breuvage. Je ne tenais pas trop à en boire à nouveau, mais je me sentais
bien, physiquement et moralement. Tout près de mes yeux se tenait la femelle
qui m’avait protégé de ses semblables, je la reconnaissais sans savoir pourquoi.
Elle présentait un aspect encore plus humain et féminin : son visage et
son buste la faisait ressembler à une statuette de bois, avec quelques
craquelures et imperfections, mais d’une sculpture fine.
Pour
la première fois je compris ce qu’elle me disait :
— Bois ! Ce liquide est fait de nos sèves. Tu nous à
donné de ta substance, nous te donnons la nôtre. Cet échange permet de te
nourrir et aussi de communiquer d’esprit à esprit, comme nous la faisons entre
nous.
J’obéis.
— Votre sève m’a fait faire de drôles de rêves, dis-je.
— Tu as compris ce que tu as vu ? C’est une vision
d’un lointain passé. Nous sommes les derniers descendants de la vieille race
qui régnait sur la région. Au départ nous étions des êtres subtils, puis la vie
apparut sur la terre, et nous nous sommes incarnés : ni végétaux ni
animaux, nous étions plus anciens encore que ces deux espèces. Nulles autres
créatures ne nous égalaient, et toutes devaient nous servir. Hélas déjà notre
déchéance était en route, car à mesure que nous assumions un état matériel nous
devenions dépendant de l’environnement. D’abord seul l’air et l’humidité nous
nourrissaient, puis nous avons eu besoin de sang. A l’époque que tu as
contemplée, les nains à fourrure étaient nos esclaves, ils nous fournissaient
des proies, sous peine de devenir les nôtres. Leur race a fini par disparaitre,
remplacée par d’autres, qui nous servirent aussi. Puis vint la tienne, celle
des hommes.
— Et nous, nous vous avons tenu tête ?
— Ne pense pas que vous nous soyez supérieurs, ou plus
malins ! Vos ancêtres ont été nos victimes. Mais ils se sont regroupés
dans des villages, des communautés, et ils ont maîtrisés le…Dévorant !
(Comme pour me faire comprendre de quoi il s’agissait, l’image d’un grand feu
se forma dans mon esprit) Contre lui nous ne pouvions rien. Alors l’espèce
humaine s’est développée hors de notre emprise, et nous avons dû ruser. Notre
race, aux capacités d’adaptations très grandes, a pris des formes moins terrifiantes,
et elle est devenue la compagne d’humains qui pactisaient avec elle. Nous les
faisions profiter de notre puissance en échange d’un peu de leur sang. Ces
gens-là furent des sorciers parmi les hommes, et certains furent jeté pour ça
au Dévorant, avec nous liés sur leur corps. On nous nomma
« Mandragores ». Une branche de notre espèce finit par dégénérer au
point de devenir les simples plantes qui portent aujourd’hui ce nom. D’autres
évoluèrent vers des formes humaines, on les nomma « vampires ». De
notre citadelle originelle, il ne resta plus qu’un village, nommé Mandras, la
Ville des mandragores. Certains partirent se mêler aux humains des villes qui
se construisaient et sont à l’origine de bien de vos légendes. De moins en
moins de gens passaient ici et les derniers habitants n’eurent plus la force de
se déplacer. Nous glissons maintenant vers la dernière étape de notre
déchéance. Des êtres subtils devenus les puissant seigneurs de ces montagnes
nous ne serons bientôt plus que de vulgaires végétaux. Ton sang nous a redonné
un peu de force, à mon petit, à moi, à quelques autres. Mais même si nous
t’avions vidé entièrement de tes substances, cela n’aurait pas suffit.
Je réfléchis à cette stupéfiante histoire, puis leur
présentais mon plan. Avec beaucoup de réticence, ils m’autorisèrent à faire un
feu, dehors, à condition que je « n’évoque Le Dévorant », selon leur
formule, qu’à une distance raisonnable de la maison. J’appris par la suite que
ceux d’entre eux qui s’étaient mélangés aux hommes, les vampires, en avaient
moins peur, mais qu’il n’en était pas moins une des rares choses qui
pouvaient les détruire. Le coté positif d’un bon feu, de la chaleur et de la
lumière leur est étranger : eux ne craignent ni le froid ni la nuit.
Pourtant ils m’amenèrent leurs morts, c'est-à-dire ceux d’entre eux qui
n’étaient plus que des racines sèches, vaincues par le manque de sang.
La
notion d’une survie individuelle après la mort leur est aussi inconnue. Pour
eux le décès est le retour à « L’Origine Primordiale »
indifférenciée. Ils ne manifestent pas non
plus pour les corps morts le respect que nous en avons et n’avaient pas
d’objection à ce que leurs défunts
servent à alimenter mon brasier. C’était sans doute le seul allumé à des
kilomètres à la ronde et il répandait une épaisse fumée. Aussi quand
l’hélicoptère passa, je sus que je n’aurais pas beaucoup à attendre :
moins de deux heures après, un 4×4 déboula sur l’ancienne place du village.
J’étais
suffisamment loin pour que les trois hommes qui en surgirent ne puissent
m’abattre immédiatement, et suffisamment prés pour qu’ils me voient
m’engouffrer dans l’ouverture, juste sous la maison des mandragores. Il devait
s’agir d’une ancienne cave ou garde-manger, constitué d’une galerie creusée à
même la terre et étayée par des planches de bois disjointes. Du plafond de
longues racines pendaient, qui me frôlèrent au passage. Je sortis par
l’escalier à l’autre bout de ce couloir et les tueurs, croyant me coincer, me
suivirent. Je ne voulais pas regarder mais leurs cris me firent tourner la
tête. Bénie soit l’obscurité de la galerie ! Je ne vis que des silhouettes
se débattre au milieu des racines qui s’étaient soudain allongées et animées…Lorsque
je retournais plus tard les revoir, poussé par une curiosité sans doute
malsaine, je trouvais des sortes de momies desséchées qui avaient l’air de
dater d’une époque lointaine. Non seulement leur sang, mais leurs chairs
avaient été absorbées en totalité.
Un
nouvel élan de vie agitait les mandragores, dans la maison où, quelques heures
auparavant, j’avais pénétré pour m’abriter provisoirement. Ceux qui jusque là
se trainaient avec difficulté se déplaçaient maintenant aisément. Si leurs
membres restaient semblables à des racines, leurs corps et leurs têtes étaient
devenus ceux d’hommes et de femmes dont les différences sexuelles étaient beaucoup
plus marquées. Ils m’offrirent encore leur sève et je commençais à la trouver
bonne, alors que l’idée de nourriture solide (que je n’avais pas absorbée
depuis la veille) me répugnait presque. Maintenant je comprenais ce qui se
disait autour de moi. Les mandragores m’avaient adopté. Les corps des trois
tueurs les avaient revigorés, mais ça ne suffirait pas pour tous ni pour
longtemps. Ils comptaient sur moi pour la suite.
Je
les fis s’entasser dans le 4×4 et partis sur la route cahoteuse, là où je
savais se trouver de grands élevages de moutons. Je pus les persuader, pour
cette fois, d’épargner les bergers, mais je sais bien que ça ne pourra pas être
toujours comme ça…Malheureusement leurs chiens n’eurent pas la même chance qu’eux…
La
sève des mandragores n’a pas eu d’effet uniquement sur mon esprit, en me
permettant de communiquer avec eux. Ma peau s’est transformée aussi, elle a
bruni, elle est devenue plus rugueuse. Je ne ressens plus le froid. Lorsqu’ils
m’ont proposé de boire du sang j’ai refusé, alors ils se sont contentés d’en
verser quelques gouttes dans le breuvage habituel. Ce fut comme une révélation
pour moi : le goût en était si riche, si parfumé, que j’avais l’impression
de découvrir ce pour quoi mon corps était fait, et je ne conçois plus de me
nourrir autrement. Mes bras et mes jambes sont étrangement déformés, allongés,
amaigris. Mes doigts ont pris une forme pointue. Pourtant je vois mes membres
sans horreur ni crainte : ils sont aussi devenus très souples.
Je sais que ma métamorphose ne fait que commencer, comme celle de ma nouvelle communauté : le peuple mandragore est sorti de son enracinement, il a nettoyé les maisons de Mandras et s’est mis à les reconstruire. Autrefois il y vivait sous des figures humaines, ce sera bientôt à nouveau le cas. Je me suis installé avec la femelle qui m’a sauvé le premier jour : son compagnon, père de son fils, faisait parti des morts que j’ai donné au Dévorant. L’empathie qui existe entre nous est telle que plus elle s’humanise, plus ses traits ressemblent à ceux de Sylvia. Quand à son enfant, je ne peux plus le regarder sans y voir Enzo.
J’ai
laissé le 4×4 bien en vue. Nous allons avoir de nouvelles visites. D’autres
hommes de Batisti surement et sans doute aussi des gendarmes enquêtant sur le
massacre des moutons. Ils vont nous permettre de nous renforcer, de nous
régénérer. Bientôt nous pourrons en masse rejoindre les villages proches. Leurs
habitants devront nous donner un peu de sang de gré, ou beaucoup de force.
Le royaume des Mandragore va renaître.