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4 janvier 2009

Solve et Coagula

(Nouvelle parue dans Le Calepin Jaune n°16):

solve_et_coagula

La femme est l'être le plus parfait entre les créatures: elle est une créature transitoire entre l'homme et l'ange.

Honoré de Balzac

Entre Louis et moi, c’était une amitié qui datait de l’école, et même si nos chemins avaient divergé nous ne nous étions jamais perdus de vue : les mêmes liens nous unissaient encore à l’approche de nos trente ans. Il était devenu libraire, son érudition et sa gentillesse lui attiraient de nombreux clients, et ainsi sa boutique du boulevard St Germain marchait bien lorsque commença notre étrange aventure. Moi, je venais de finir mes études de médecine et exerçait à la Salpêtrière Pourtant je me surprenais quelquefois à envier Louis dont la profession, loin de la souffrance qui remplissait les grandes salles des hôpitaux, lui permettait de rechercher les plus rares et les plus curieux ouvrages dans le domaine qui nous passionnait tous les deux : occultisme. De plus je m’étais trouvé mal à l’aise, plongé dans le milieu de la faculté où la plupart prônaient des idées matérialistes et scientistes. Heureusement en 1888, j’y rencontrais un autre étudiant, Gérard Encausse, qui venait de fonder la revue « L’Initiation » et qui me renforça dans l’idée qu’il n’y avait pas de contradiction entre la science et une vision spiritualiste de la place de l’homme dans l’univers. Plus tard il orienta nos recherches de documents secrets et nous fit rencontrer d’autres personnalités brillantes comme Péladan ou Stanislas de Guaita. Notre démarche étant celle de chercheurs, après avoir été initiés à l’Ordre Martiniste et celui Kabbalistique de La Rose-Croix , nous préférâmes poursuivre en solo, en duo plutôt, en dehors des cercles et de leurs querelles d’école.

Un printemps, lors de la dernière décennie du siècle, Louis devint particulièrement fébrile ; il venait d’acquérir, après bien des péripéties, un ancien ouvrage, lui-même transcription annotée d’un traité de la renaissance, sur les applications magiques de la Cabale.

- Il ne s’agit plus là d’un grimoire de campagne ou de rituels pseudo-iniatiques, me dit gravement mon ami. Il y a là le chemin de la réalisation du Grand-Œuvre, qui est de dépasser notre condition contingente d’êtres matériels.

Le secret, m’expliqua-t-il, était contenu dans la formule alchimique « Solve et Coagula » : dissoudre et coaguler ce que Paracelse appelle la lumière astrale, ce par quoi tout être et toute forme existe. Sublimer la matière grossière en matière subtile. La première étape indiquée par le livre est, afin de se familiariser avec le processus, de faire l’opération inverse, plus simple : il était possible, dans certaines conditions, de faire s’incarner dans notre forme d’existence un des esprits aériens qui évoluent, invisibles, autour de nous.

Après avoir consulté les tables astrologiques, il établit le jour et l’heure propices à l’évocation et deux semaines après, à la tombée du jour, nous nous rendîmes à la petite maison qu’il possédait aux environs de Paris, et que nous appelions notre « Templum ». C’était là que nous procédions à nos expériences hors du commun. Un mélange d’exaltation et d’angoisse nous dilatait à la fois la poitrine et nous serrait les entrailles, alors que nous tracions les diagrammes sur le sol et disposions les instruments rituels. Si tout marchait comme prévu, nous allions agir directement sur le mercure alchimique, l’étoffe dont sont tissés tous les mondes, et voir se solidifier devant nous un des mystérieux habitants de l’éther. 

La cérémonie devant se dérouler à l’extérieur, c’est dans le jardin que nous nous étions installés, bien couverts, car le printemps était encore froid et une pluie fine tombait. A mesure que Louis psalmodiait les paroles sacrées en hébreu et en latin, le vent prenait de la force et faisait bruire de plus en plus fort les arbres environnant. Je me souvins que Guaïta nous avait dit que l’air était le véhicule privilégié des fluides subtils, et que le vent porte de nombreux élémentaux. Louis haussa la voix et  je rajoutais des herbes dans le brûle-parfum.

La nuit changeait : une opalescence baignait le jardin et nous aperçûmes des formes imprécises flotter au dessus de nous. A mesure que les incantations de mon ami roulaient, devenant menaçantes, les apparitions se précisaient, prenaient des formes humaines ou animales et, comme prises de panique, s’éloignaient vers le ciel. Louis pointa sa baguette sur la plus proche et répéta sa formule. La créature sembla alors se condenser, se solidifier en un corps blanc qui perdait de l’altitude.

Il y eut un cri et un bruit mat au sol.

Nous nous précipitâmes vers le lieu de la chute. J’approchais ma lanterne. Dans une flaque de boue gisait une jeune femme, vêtue seulement de ses longs cheveux blonds. Son corps laiteux était aussi parfait qu’une statue de Vénus antique. Je me penchais vers elle, examinais son pouls, sa respiration. Son organisme était celui d’une humaine, sans connaissance, mais en bonne santé. Nous la portâmes dans la maison, enroulée dans nos manteaux. Un silence gêné régnait entre nous : devant cette créature si belle et qui semblait si innocente, couchée sur le canapé, nous nous demandions pour la première fois si notre expérience était légitime : de quel droit l’avions-nous ainsi arrachée à la liberté du monde astral ? Je lui fis respirer des sels et elle ouvrit des yeux comme je n’en avais jamais vus, de grands yeux parfaitement violets. De sa peau, de ses cheveux, émanait un parfum naturel extrêmement délicat, qui rappelait celui des fleurs et des pins sur  la Riviéra au mois de mai, en plus subtil.

- Maudits sorciers ! Murmura-t-elle. Pourquoi m’avez-vous fait ça ?

- Mademoiselle, dit alors Louis, nous ne sommes pas des sorciers mais des étudiants en magie. Nous n’avions aucune intention de vous nuire, et dès que possible nous vous ferons recouvrer votre état antérieur.

Nous la ramenâmes à Paris, chez moi qui possédait un appartement plus grand. Je lui laissais ma chambre et dormais dans le salon, nous avions acheté des vêtements pour elle. Les premiers jours elle parla peu. De par sa matérialité nouvelle, ses gestes étaient gauches. « Je suis si lourde, disait-elle, et si laide dans cette forme que je ne peux changer »…Timidement nous lui expliquions qu’elle était la plus belle femme que nous connaissions, mais cela ne la consolait pas. Elle aurait pu nous apprendre tellement de choses sur la vie  dans d’autres plans d’existence ! Mais nous  n’aurions jamais osé l’interroger, englués dans nos remords. Il fallait réparer. Mon ami calcula que l’opération inverse serait possible à la prochaine lune. Jusque là pour survivre elle devait apprendre à manger, et absorber des aliments solides, même liquides, était très pénible pour elle, cela lui donnait la sensation de s’alourdir encore plus, de s’enfoncer dans l’organique.

- Vous n’êtes peut-être pas des méchants sorciers, disait-elle, mais sans le vouloir vous avez été très cruels. Renvoyez-moi vite à mes semblables, les filles et fils de l’air. S’il vous plait ! Vous aurez mon pardon…

Elle nous regardait de ses yeux violets. Nous rêvions de la garder avec nous. Et en même temps de la rendre à son bonheur.

Hélas ! A la lune suivante, le rituel échoua. Après une nuit à réciter nos invocations en vain, nous dûmes cesser à l’aube, en proie à l’épuisement et au désespoir. Les lois occultes qui gouvernent l’univers font que la descente vers le plus épais est plus facile que l’ascension vers le subtil. Il avait été aisé d’attirer une sylphide dans la matière brute, mais la sublimation de ladite matière était la fin d’un long cheminement que nous ne pouvions accomplir si vite. Nous rentrâmes à Paris avec Alyssa. Elle avait refusé de nous donner son véritable nom, bien sûr, connaître le nom d’un esprit permet de le dominer. Alors Louis et moi l’avions baptisée de celui d’Alyssa, mystérieux et doux à l’oreille.

Dans les jours qui suivirent, Alyssa ne quitta plus le lit, refusant de s’alimenter et versait des larmes qui embaumaient ses draps. Je craignis qu’elle ne se laisse mourir de mélancolie et rassemblant mes connaissances en maladies nerveuses, je lui prescrivis de l’exercice et des promenades au grand air. Dès que nous le pouvions, Louis et moi l’accompagnions en voiture couverte vers les forêts environnantes, puis nous continuions à pied, chacun de nous la tenant par un bras. Nous croisions quelques promeneurs ou habitants, le regard plein d’envie face à ces deux jeunes élégants aux bras d’une si merveilleuse créature.

Au début elle contemplait le paysage d’un air stupéfait. Je reprenais confiance. Elle devait se ressourcer dans cette nature où nous marchions et dont elle était un esprit. Mais des sanglots la reprirent :

- Ou est mon peuple ? Ils doivent être nombreux dans le vent…Et je ne les vois pas ! Et  ceux qui habitent la rivière…Et ceux des rochers, des arbres…Je ne les perçois plus avec mes yeux humains !

Nous comprîmes. Elle vivait autrefois au cœur de ce que les philosophes appellent la natura naturans, le jaillissement libre de la création à sa source. Par notre faute cette nature lui était désormais extérieure et figée, comme un pays aimé apparait à un proscrit. Peut être le mythe d’Adam et Eve chassés de l’Eden racontait-il une chute semblable de l’Homme, mais qui était conséquence d’un libre choix, alors qu’elle n’avait commis aucun péché…

Il était clair que ces promenades n’avaient pas d’effets bénéfiques. Nous étions, un soir, Louis et moi, en train de fumer un cigare dans le salon, soucieux, tandis qu’Alyssa s’était s’isolée dans la chambre. Que devions-nous faire ? Devais-je la confier à un collègue de la Salpêtrière, plus au fait des maladies de l'âme? Mais était-ce une maladie que de pleurer son paradis perdu?

, plus au fait que moi des maladies de l’âme ? 

Je vis le piano en face de moi, un instrument que je tenais de ma famille, purement décoratif,  n’ayant jamais moi-même appris le solfège.

- Louis, demandais-je, tu joues du piano, je crois ?

- En effet, j’ai pratiqué cet art assez longtemps. Si tu savais le nombre de réunions de famille où ma mère m’a fait jouer « La marche turque » !

- Hé bien il va falloir t’y remettre ! La musique fait partie du traitement des mélancolies…Nous n’avons rien à perdre à essayer !

« Rien à perdre » ! Cette expression me parait bien amère aujourd’hui !

Cela marcha bien au-delà de mes espoirs…

Le lendemain, lorsque mon ami se mit à jouer des sonates de Beethoven et de Mozart, le visage d’Alyssa s’illumina, la tristesse en disparut pour faire place à la plénitude. Elle parcourait la pièce du regard, souriait

- Pendant que vous jouiez, déclara-t-elle après que le dernier accord se fut évanoui, je me trouvais libérée de mon exil. J’étais assise à côté de vous, mais en même temps dans le monde aérien. Je voyais mon peuple autour de nous, ils me parlaient ! Vous aussi vous les voyiez, non ?

- Nous ne les avons pas vus, dit Louis, mais ceci me rappelle l’enseignement d’un vieux maître passé : Louis-Claude de Saint-Martin. Il enseignait que l’harmonie de la musique éveille l’Homme à l’harmonie de la création d’avant sa chute. Certes, nous vous avons fait descendre dans notre lourdeur, mais votre nature est toujours pure et non pas pervertie comme la nôtre. Il n’est donc pas étonnant que la musique vous fasse vivre dans les deux sphères, simultanément.

Pour la première fois elle eut un geste de tendresse envers nous, en serrant dans chacune de ses mains adorables une des nôtres. Elle nous était reconnaissante d’avoir trouvé une ouverture à sa prison, sans pour autant nous en vouloir de l’y avoir enfermée.

Une période heureuse commença, hélas trop courte. Tout en gardant l’espoir que nous réussissions à la rendre un jour à sa patrie d’origine, elle s’y plongeait provisoirement à chaque fois qu’elle écoutait Louis au piano. Nous l’emmenions aussi au concert, ce qui portait son bonheur à son comble. Derrière nous on jasait, certains trouvaient scandaleuse cette inconnue qui s’affichait avec deux hommes en même temps, cette femme belle à se damner dont le seul parfum envoutait, et leur aigreur les rendaient encore plus venimeux. Pourtant malgré notre jeunesse et la passion qui nous brûlait tous les deux, elle nous apparaissait comme une madone inaccessible et jamais nous ne nous serions permis une attitude galante avec elle. Quand au projet de la renvoyer dans le monde astral…Nous en venions à  souhaiter trouver le moyen de la faire subsister définitivement ici et là-bas, en même temps !…

Et puis vint la jalousie entre nous. Mon travail à l’hôpital était très prenant, j’étais souvent loin d’elle alors qu’elle passait les journées à la librairie de Louis où nous avions fait transporté le piano, afin de pouvoir lui en faire profiter plus souvent. Les beaux jours étaient là et Louis, au risque de perdre sa clientèle, fermait quelquefois sa boutique dans l’après-midi pour l’emmener écouter un concert dans un kiosque à musique. Je les trouvais souvent, lui jouant, elle derrière, une main chastement posée sur son épaule. Je finissais par m’en prendre à mon vieil ami : moi j’étais un scientifique, j’avais fait des études longues et difficiles pour soulager la souffrance, je passais des heures éprouvantes au milieu des râles et des agonies pendant que Monsieur Louis faisait le joli cœur parce qu’il connaissait ses gammes ! Nos relations se dégradaient et Alyssa en souffrait. Il avait beau se défendre d’être en rivalité avec moi, un soir nous en vinrent aux mains, nos sangs tâchèrent nos habits, horrifiant notre douce compagne.

Quelques jours après, ce fut elle qui prit la décision : elle ne pouvait plus continuer dans ces conditions à nous voir ensemble. Elle irait s’installer chez Louis, parce que lui connaissait la musique, nécessaire à sa survie. Mais, précisa-t-elle, nous aimait tous les deux autant. Que signifiait « aimer » pour un être qui connaissait si mal la chair ? Sans doute pas la même chose que pour nous !

Je pensais que pour souffrir moins il valait mieux ne plus les fréquenter, mais la souffrance était bien là, avec ses vagues de ténèbres qui me submergeaient. Je me jetais dans le travail pour la fuir, je l’endormais provisoirement avec l’opium et l’éther, et je la retrouvais à chaque réveil : j’avais perdu celui qui était un quasi-frère et la seule femme que j’avais vraiment aimé. Je pensais à m’enfermer dans un monastère ou à partir exercer mon art dans les colonies, lorsqu’à l’automne Louis m’écrivit, me suppliant de revenir chez lui.

J’étais aussi heureux qu’inquiet de le revoir. Il semblait très las, les yeux rougis, et serra chaleureusement ma main dans les deux siennes.

- Elle est partie dit-il…Mon ami, comme nous avons eu tort de nous déchirer !

Pourtant, malgré les fenêtres ouvertes qui laissaient entrer le soleil de septembre, le parfum de la belle flottait encore dans son appartement. Je ne dis rien, le laissais continuer :

- Elle me demandait de la musique, encore et toujours…Elle en était affamée ! Et c’est bien le mot, parce qu’elle semblait s’en nourrir, au sens propre : elle avait de moins en moins besoin de manger et ça ne semblait pas lui nuire, au contraire, elle paraissait de plus en plus épanouie, rayonnante ! Tu sais, nous vivions comme frère et sœur, je te le jure ! Elle m’a demandé de lui apprendre le piano. Mon cher ami, tu te doutes que l’apprentissage du solfège, et d’un instrument est fastidieux ! Pourtant, elle, elle l’a acquis à une vitesse incroyable, comme si elle avait pratiqué depuis la plus tendre enfance…Tu te souviens comme elle était maladroite au début ? Plus elle jouait, plus ses gestes devenaient fluides, aisés, et puis…Je l’entendais chanter de plus en plus souvent, des airs dont j’ignorais l’origine. Comme je lui demandais, elle me dit que c’était son langage, la langue des esprits de l’air, qui étaient autour de nous et avec qui elle parlait. Elle était si gaie ! Mais je sentais qu’elle s’éloignait. Ho certes, elle avait toujours autant d’attentions et de tendresse envers moi et elle parlait de toi aussi, elle espérait que tu ne sois pas trop malheureux…

Sa voix se brisa, il pleurait. Je passais mon bras autour de ses épaules.

- Je comprends ce que tu as dû ressentir, maintenant… « Solve et coagula », tu te souviens ? Pour la faire chuter dans la matière lourde, nous avions été habiles ! C’est moi qui ai eu cette idée ! Mais nous étions incapables de la rendre à son état subtil, parce que nous sommes nous-mêmes trop englués dans notre épaisseur. La musique, chez nous, ne provoque qu’un écho lointain, une nostalgie des mondes supérieurs. Chez elle…Les derniers temps, j’avais compris ce qui arrivait. Son parfum, tu le sens ? Il se répandait partout comme un produit très volatil. Au soleil, je voyais sur le sol l’ombre de sa robe, mais pas de sa tête… J’apercevais par moment la lueur des bougies à travers sa main. Il ya trois soirs, son air était plus grave. Elle m’a dit « Merci » et m’a demandé de me réconcilier avec toi. Elle est rentrée dans sa chambre, après m’avoir envoyé un baiser du bout des doigts…Viens !

Il me mena dans la chambre.

Sur le lit qu’occupait Alyssa, était étendue une de ses robes. A l’intérieur, un corsage et des bas.

Vides, mais tout imprégnés de son délicat parfum.

Une brise légère nous frôla.

Goldengoddess_red

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