Issue de la nuit des origines...
Depuis ma création je vis à l’écart des humains. La nuit ils voient quelquefois passer ma silhouette. Ils sont terrifiés par le battement de mes ailes, par le balancement de mon corps de serpent géant et par la trainée de feu que laisse l’escarboucle qui orne mon front. Pourtant je ne m’en prends jamais à eux, sauf aux quelques téméraires qui ont essayé de voler l’escarboucle.
Le jour leur appartient. Moi je me tiens alors dans le sein de
Lorsque la nuit s’est faite à l’extérieur, je déploie mes ailes membraneuses. Je sors par une crevasse de la montagne ou une tour effondrée, je m’élève dans le ciel sombre. Je survole les champs et les villages, les bergeries et les étables où les hommes ont cloitré le bétail, parce qu’ils pensent que moi, La Vouivre, pourrait le dévorer. Comme si j’avais leurs appétits de chair ! Ma race est issue du chaos des origines, quand il n’y avait ni homme ni bétail
Tous les soirs je me pose près d’un cours d’eau. Je change peu. Depuis longtemps j’ai choisi l’endroit où la rivière, en amont du village, forme une cuvette naturelle. C’est là que commence ma deuxième vie.
Je me défais alors de mon enveloppe serpentine, comme au temps de la mue, et j’apparais comme une femme, belle selon les critères humains. Je dois quitter aussi l’escarboucle, que je pose sur la rive, pour me baigner. Sans elle je ne perçois plus la vision du Tout que donne cet organe unique : je vois le monde à travers deux yeux semblables à ceux des mortels, avec le ciel au dessus de moi. Je sens l’eau fraîche sur la peau qui marque les limites de mon corps de femme. En me plongeant dans ces flots j’y libère le feu emmagasiné pendant le jour, le pouvoir de
Voila pourquoi dans des temps plus anciens les humains m’ont voué un culte, jeté des fleurs dans les lacs ou les fleuves que je fréquentais, versé le sang d’animaux que je ne leur demandais pas. Quelquefois j’ai même exaucé leurs prières particulières, non pas à cause des sacrifices, ni parce qu’il me plaisait d’être adorée. Simplement parce je le voulais bien. Je ne les aime ni ne les hais. Ils profitent de ma puissance, parce que ma puissance surabonde, et que ma nature est de la diffuser. Qu’ais-je besoin d’eux ? Ils sont les derniers rejetons de
Et pourtant…
C’était dans la période où l’obscurité règne, où ma mère se replie sur elle-même et où tout semble mort. Comme toutes les nuits je me baignais. Même sous mon aspect de femme je n’éprouve pas le froid du vent ni de la rivière, qu’une humaine n’aurait pas supporté. Je n’éprouve pas non plus la honte qu’a cette espèce à se montrer nue. Bien sûr je savais qu’un homme se cachait derrière l’arbre. Sa présence m’était indifférente, au même titre que celle des corbeaux qui se trouvaient là. Malheur à lui s’il avait tenté de s’emparer de mon escarboucle qui gisait sur l’herbe. Bien peu avaient essayé, aucun n’avait pu être assez rapide. Mais il se contenta de m’observer. Je l’entendis s’enfuir à toutes jambes dés que je revêtis mon corps de dragon. Cela m’amusa. Que croyait-il ? Qu’il aurait pu m’échapper si j’avais voulu refermer mes griffes sur lui ? Cela faisait bien longtemps, me dis-je, qu’un homme ne s’était approché si prés de moi, et si longuement!
Quelques nuits après le même homme revint. Encore une fois il me regarda me baigner, avant de se sauver quand je reprenais ma forme de serpente. Puis il revint encore. Il ne s’enfuit plus cette fois et me suivit du regard lorsque je m’élevais dans les airs, avant que le jour ne permette à ses semblables de quitter leurs repaires.
Je n’avais plus d’adorateurs. Ceux qui me priaient autrefois avaient été chassés par les prêtres de nouvelles religions, eux-mêmes détrônés par d’autres…Cela ne me touchait pas. Pourtant, jusqu’à présent, ils ne venaient à moi que poussés par le besoin et ne m’invoquaient qu’en plein jour. Ils savaient d’instinct que je fuis l’astre diurne, car mon Empire est le ventre obscur de ma mère. Et même alors, ils tremblaient de me voir surgir des sources et des lacs sacralisés par ma présence.
Celui-ci était un jeune mortel qui devait vivre comme ses semblables, avec leurs mœurs grégaires qui les faisaient se rassembler comme ils rassemblaient leurs bêtes, avec leur goût pour la lumière et la chaleur. Pourquoi bravait-il le froid et ces ténèbres qui les effraient tant, dans le seul but de m’épier?
La nuit suivante, je sortis de mon bain plus tôt que d’habitude et je m’adressais à lui, dans la langue des humains, que je connaissais mais que n’avais presque jamais utilisée. Je lui ordonnais de quitter sa cachette et de venir à moi. Il se traîna en gémissant et suppliait d’épargner sa vie.
- Que cherches-tu ici, lui demandais-je, aux heures où ceux de ta race dorment ?
- Madame la Vouivre, balbutia-t-il en pleurant, lorsque les anciens parlaient de toi, je croyais que c’était une légende, jusqu’au jour où je t’ai aperçue par hasard : je t’ai vu te défaire de ta peau de dragon, et apparaître sous ta forme de femme.
Les sanglots le secouaient
- Les plus ravissantes du village n’ont plus d’attrait pour moi depuis que je t’ai contemplée. Je n’ai jamais rencontré de reine ou de princesse mais elles ne peuvent t’égaler. Voilà pourquoi je suis là toutes les nuits. Ne me châtie pas de mon audace !
Ce discours n’avait, alors, aucun sens pour moi. Je lui répondis que sa présence ne m’offensait pas et qu’il pouvait revenir. Il m’intriguait.
Je rentrais dans ma grotte et me plongeais dans la méditation. La vouivre à l’œil unique, aux ailes dévoreuses d’espace, aux anneaux et aux griffes puissantes, tel était ma gloire. J’étais issue de la nuit des origines, lorsque la terre et les eaux n’étaient pas encore séparées. Pure coulée de force, sans forme, je m’enroulais et me déroulais alors dans l’abîme, compagne des antiques géants et dragons. L’état transitoire où je venais féconder les flots m’avait toujours semblé inférieur. Mais pour la première fois, un homme était venu, non pour implorer le pouvoir de la serpente, mais pour admirer la femme.
Lorsque je retournais à la rivière, j’utilisais l’escarboucle comme miroir. J’y détaillais ce corps à l’apparence aussi faible et vulnérable que celui d’une humaine, en y cherchant en vain ce qui pouvait bien fasciner l’homme. Il arriva, et déposa une étoffe colorée à mes pieds. Je m’étais trompé sur lui: il m’apportait une offrande, comme ses ancêtres. A travers ses explications embrouillées, je compris qu’il voulait en parer ma nudité, en croyant m’être agréable. Pourquoi mettre ces tissus sur moi ? Pensait-il que j’avais besoin comme lui de me protéger du froid ?
Quelques nuits plus tard il me demanda s’il pouvait me toucher.
- J’avais peur que malgré ta beauté tu sois glacée comme un serpent, dit-il en m’effleurant. Je suis heureux que ce ne soit pas le cas.
- Bien sûr que non, puisque le feu terrestre circule en moi.
Ses mains parcoururent la surface de mes bras, de mes épaules. Personne ne m’avait jamais touchée volontairement. Cette sensation nouvelle me surprit : c’était bien différent du contact de mon corps serpentin avec la terre argileuse et humide, que j’aimais tant, et en même temps le plaisir qu’elle me procurait était du même ordre…Et je me demandais encore : maintenant qu’il sait que je ne suis pas froide, pourquoi continue-t-il ? Pourquoi sur mon visage ? Et à quoi lui sert de passer ainsi ses doigts dans mes longs cheveux?
Il s’interrompit brusquement, son visage exprimait à nouveau la panique
- Pardon, supplia-t-il, pardon !
Que devais-je pardonner ? Je voulais plutôt savoir ce qui se passait en moi.
- Continue !
Il ne retint plus ses caresses, en couvrit mon corps, y posa sa bouche. Brusquement je ne fus plus la serpente : pour la première fois ma nature de femme s’éveilla complètement et prit le contrôle. Dans les instants qui suivirent je ne pensais plus à la vision donnée par l’escarboucle, j’oubliais que j’étais fille du chaos. J’en oubliais même ma mère, les réseaux de feu qui la fécondent et les eaux que je chargeais de leur puissance. Moi, la vierge, je glissais avec l’homme sur l’herbe de la rive.
Désormais je me surprenais à être impatiente de retrouver celui qui m’attendait prés de la rivière. Ma transformation prenait un nouveau sens : jusque là je considérais que la forme que j’y adoptais n’était qu’une apparence. Et voila que je découvrais qu’il existait un lien authentique entre
Dans une caverne ignorée de tous s’entassaient des objets modelés dans ces roches, incrustés de ces pierres. Dans un lointains passé des guerriers les y avaient cachés, peu avant de tomber sous les coups de leurs ennemis. Bien des saisons étaient passées sur l’entrée obstruée de la cachette, les sédiments s’y étaient accumulés, et les arbustes qui y avaient poussés étaient devenus de vieux arbres aux larges troncs. Moi seule, qui suis gardienne des trésors souterrains, en connaissait l’existence et avait accès. Un soir je déposais entre les mains de mon amant une coupe que j’y avais prise. Il en fut émerveillé.
- Avec ceci je peux acheter la terre où je travaille !
Acheter la peau de ma mère, l’idée me parut ridicule mais je ne dis rien. Je lui ramenais encore des pierres multicolores, de vieilles pièces de métal jaune. Bien vite je vis son aspect extérieur changer, ses vêtements étaient plus chatoyants, il venait à cheval. Il fit construire prés de la rivière une petite maison pour abriter nos rencontres. Pour moi tout cela ne changeait rien.
Les nuits devenaient de plus en plus courtes, ma mère se tournait vers son autre époux, le ciel, et vers Lui montaient les fleurs. Mon amant était désormais riche, il me parlait de ses nouvelles possessions avec la fierté de celui qui croit que plantes et animaux sont à lui, alors qu’il ne s’appartient pas à lui-même. Ces enfantillages propres aux humains, je n’y attachais pas d’importance. Mais une nuit il ma demanda :
- On dit que ton escarboucle permet de trouver tous les trésors cachés…
-Mon escarboucle permet de voir tout ce qui est caché, tout simplement. Si tu veux d’autres richesses, je t’en apporterai.
- En y regardant, je connaîtrais donc ce que tous ignorent ? Vouivre, mon aimée, est-ce que tu le permettrais d’y jeter un regard ?
Ce que je redoutais était arrivé.
- L’escarboucle, lui dis-je, donne la vision du monde tel qu’il est, au delà du voile qui recouvre vos yeux mortels. C’est bien autre chose que de découvrir les petits secrets de chacun. Tu veux encore ce que tu appelles l’or et les joyaux ? Je connais, sous une colline, la tombe d’une princesse qui en regorge. Tu veux orner ta demeure de statues ? Je t’en amènerai, sculptées dans l’ivoire et l’ébène par un peuple disparu depuis longtemps. Mais ne te mêles pas de ce qui te dépasse.
Je m’enfuis de la maison qui abritait nos amours. J’allais errer sur les pentes de la montagne, implorant ma mère que l’avenir ne soit pas ce que prévoyais. Mais un des noms obscurs de ma mère est : « Destin ».
Lorsque je le retrouvais, l’homme insistait encore :
- Tu dis que tu m’aimes, et tu veux garder ta vision pour toi. Les amants partagent leurs secrets. Moi je t’ai appris les mœurs humaines, à ton tour de me livrer tes mystères…
Il y eut un frémissement de ma mère, sous mes pieds, que moi seul ressentit. Le nœud se serrait, à la façon des serpents qui s’enroulent à la saison des amours. Je tendis l’escarboucle à celui qui m’avait fait connaître la femme que j’étais aussi.
- Ferme les yeux et pose là au milieu de ton front…
Il le fit, et un brasillement rouge éclaira la pierre et son visage qui se teintait d’extase.
- Mon Dieu ! Quelle merveille !
Il avait lâché l’escarboucle, mais elle restait colée à son front. Il hurlait presque, en proie à une immense exaltation :
- Tous les secrets de la nature sont à ma portée ! C’est vrai que l’or n’est rien à coté, je pourrais en fabriquer des monceaux ! Mais plus que ça, je sais comment créer la vie !
Il avançait, ses pieds ne semblaient plus toucher le sol.
- Rends-moi l’escarboucle, lui dis-je tout en sachant qu’il ne m’obéirait pas, Tu ne devais qu’y jeter un regard !
- Non ! J’y contemple l’origine et la fin de toutes choses ! Toi tu avais cette vision et tu ne t’en servais pas! C’est que tu n’es pas vraiment humaine ! Tu restais dragon alors que moi j’en deviens semi-divin ! …Mais ne t’en fais pas, je te ferai partager ma puissance, je vais rebâtir le monde. J’en serai Roi et Prophète, et tu seras assise à ma droite !
Il ne pouvait plus m’écouter. L’escarboucle ne peut donner la vraie connaissance qu’à celui qui est purifié de ses appétits humains. Le profane ne peut avoir la vision du Tout qu’à travers son Ego monstrueusement dilaté.
Il enfourcha son cheval et le lança au galop, tout à son rêve de pouvoir. Bien sûr il me vit revêtir ma peau de dragon, mais il se croyait désormais trop puissant pour me craindre. En deux coups d’ailes je le rattrapais, et une dernière fois je nouais mon cops au sien, même si ce fut pour le broyer de mes anneaux. J’étais plus humaine qu’il ne le pensait, puisque j’en souffris, plus longtemps que lui de son agonie.
J’ai repris mon envol et quitté ce pays, Je ne me plongerai plus dans cette rivière, dont les eaux ne guériront plus ni le corps ni l’esprit, et celles qui sont stériles le resteront. Désormais je vivrai loin des villages de mortels. Pourtant, par l’escarboucle qui brille à nouveau sur mon front, je vois l’enfant que je porte. Ce sera une fille. Elle ne sera pas pondue par la serpente mais accouchée par la femme.
Je l’appellerai Mélusine...
© HB 2007