Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
lux umbra
lux umbra
Archives
Derniers commentaires
23 octobre 2006

Chien blanc, chien noir


barbet_double



Quoi de plus surfait, pensait Victor, que le spectacle d’un coucher de soleil sur la mer. On ne trouve pas plus ringard, comme diraient les jeunes ! Et pourtant il ne connaissait pas de spectacle plus apaisant. Et pour en rajouter dans le cliché, se disait-il encore, il lui fallait aussi le cri des mouettes. Certes, il manquait quelques sirènes de paquebots appareillant pour de lointains rivages. Mais déjà, les paquebots se font rares à notre époque et l’embarcadère sur lequel il se trouvait ne voyait guère que des ferries, comme celui qui s’approchait du quai. Ils rejoignaient (pour les plus longs trajets) les îles anglo-normandes ou l’Angleterre et permettaient moins de rêver. Vers dix-huit ans Victor avait eu le projet de s’embarquer sur un grand bateau, direction New York ou le Cap Nord, mais finalement il avait continué ses études, le désir lui était passé et c’était aussi bien comme ça.

Le ferry accostait. Victor vit l’inscription sur ses flancs : Bag-noz, un nom qui fleurait bon la Bretagne. Avec Elise, ils étaient tombés amoureux de cette région, du vert de sa campagne et de sa mer, de ses vieilles pierres et ils s’étaient établis sur la côte bretonne à la retraite de Victor, il y avait déjà quinze ans. C’est si loin…Le vent de la mer était frais, bien qu’on ne fût qu’en octobre. Il remonta le col de son manteau.

Ce n’était pas un très gros ferry, il ne comportait visiblement pas d’entrepont pour les voitures. Une passerelle avait été tirée et des passagers en descendaient. Leur air las rappelait à Victor les usagers des trains de banlieue du soir, à l’époque où il vivait en région parisienne, plutôt que celui de voyageurs. Sans doute ils faisaient la navette entre les îles et le continent pour leur travail. Un groupe de gens attendait en silence sur le quai pour embarquer à leur tour.

Soudain, au milieu de la progression monotone de ceux qui descendaient, une petite boule de vie bondit de la passerelle et vint frétiller devant le vieil homme. Et là, Victor crut revoir Beatnik. Un chien barbet comme lui, aux longs poils frisés, sauf que Beatnik était blanc et celui là était noir. En regardant mieux, il ne ressemblait vraiment pas à Beatnik, quoi que…Quelque chose d’indéfinissable, en dehors de la race, unissait les deux chiens. Peut être était-ce plus dans le comportement de l’animal, qui sautait autour de lui en jappant comme s’il le connaissait. C’était Elise qui l’avait baptisé « Beatnik » parce qu’il donnait l’impression d’avoir des cheveux longs dans les yeux…Victor avait cherché un nom plus sérieux mais trop tard, celui donné par son épouse était déjà adopté…

Il caressa le chien comme s’il s’agissait véritablement de son vieux compagnon, disparu depuis deux ans. Un deuil de plus dans sa vie, le dernier avant le mien avait-il alors pensé, et il ne l’avait jamais remplacé…Autour de lui tout le monde se dispersait et il restait avec le barbet. Il apostropha le dernier des passagers qui s’éloignait

- Excusez-moi, vous savez à qui est ce chien ?

L’homme lui jeta un regard rapide. C’était un grand type d’une cinquantaine d’années, au visage qui semblait taillé à la hache, avec des yeux bleu clair. Il avait l’air d’un marin pécheur du coin.

- Non, répondit-il, taciturne. Il se baladait seul sur le bateau, depuis le départ.

Il se détourna aussitôt et poursuivit son chemin, visiblement peu enclin à discuter. Etait-il possible qu’un chien puisse voyager seul sur un ferry ? Victor n’était même pas sûr que les chiens, même accompagnés, y soient autorisés. Est-ce que l’animal appartenait à un membre de l’équipage ? De nouveaux voyageurs étaient en train de monter à bord et Victor décida qu’il était temps de rentrer chez lui. Le chien lui emboîta aussitôt le pas : il gambadait joyeusement en faisant des allez et retour pour rester près de lui.

Dés que le vieil homme eut ouvert la porte de l’appartement, le barbet se précipita à l’intérieur. Pour la première fois depuis deux ans, il ne rentrait pas seul chez lui, alors il n’avait guère envie de repousser ce petit être qui s’invitait !

- Tu as peut-être faim, mais je n’ai pas grand chose à t’offrir ! Un reste de jambon, et un bol d’eau, si tu n’es pas difficile !

Cette présence lui rappela bien d’autres choses, il se sentit ému et fatigué d’un coup. Il décida de mettre son pyjama et sa robe de chambre et de s’installer devant la télé. Ho ! Il n’y avait rien qui le passionnait à la télévision, mais il voulait chasser certains souvenirs…Le souvenir des choses définitivement terminées…

Le chien s’était installé à coté du fauteuil. Au bout d’un instant Victor le vit se redresser et quitter la pièce. Il ne se sentait pas le courage de se relever alors qu’il commençait à peine à se détendre devant le journal d’Arte. Il espérait juste que l’animal n’aille pas causer de dégâts, ou faire ses besoins par terre…J’aurais dû lui montrer le caniveau…Mais celui qu’il appelait déjà « Beatnik II » revint très vite, avec quelque chose dans sa gueule. Une paire de mules roses, avec des motifs floraux sur le dessus.

Les chaussons d’Elise.

- Mais ! Où as-tu déniché ça, mon vieux ?

Victor était persuadé qu’aucune affaire ayant appartenu à Elise n’était encore à la maison. Quelques jours après l’enterrement il avait porté tout ce qui était encore potable à Emmaüs et jeté le reste. Leur vision était trop douloureuse alors. Et puis, avec le temps, il s’était mis à regretter de ne pas avoir gardé un seul vêtement en souvenir d’elle…
Il avait pourtant dû oublier ces mules dans un coin, peut-être étaient elles tombées entre deux meubles…Et voilà que ce cabot qui débarquait chez lui les avait trouvées du premier coup et lui amenait, tel un cadeau pour le remercier de son hospitalité…Comme c’était émouvant de
tenir sa main ces vieux chaussons usés…usés par ses chers pieds qu’elle avait y glissé tant d’années…

- Merci beaucoup Beatnik…ou je ne sais comment!

Il s’endormit avec le chien pelotonné sur la descente de lit, juste a coté de lui. Il rêva qu’il se promenait à nouveau avec Elise et Beatnik sur la plage. Le vent était vif, le soleil et les nuages jouaient dans le ciel. Elise s’accrochait à son bras et il lançait un bâton à Beatnik qui se précipitait sur la longue surface de sable mouillé découvert par la marée basse. Et il sentait ses pattes humides venir amicalement se poser sur son pantalon…

Beatnik, arrivé chez eux neuf ans avant la mort d’Elise, avait survécu trois ans à sa maîtresse et il avait aidé Victor à survivre à ces moments-là. Depuis qu’il avait laissé le pauvre corps de Beatnik au vétérinaire pour l’incinération, il n’était plus allé sur la plage. Ce matin là, à peine avait-il avalé son café qu’il rechercha au fond d’un placard la laisse et le collier de son vieux compagnon (cette fois il s’était bien gardé de s’en débarrasser). Le « Beatnik version noire » ne posa aucun problème à se laisser entraver ainsi. Même si, Victor l’avait vérifié, il ne portait pas de tatouage, cela prouvait bien qu’il avait quelque part un propriétaire qui faisait régulièrement la même chose. Et direction la plage.

Au loin, le clocher de l’église sonnait neuf heures, le ciel semblait plutôt se dégager et la marée était en train de descendre. Ils étaient seuls sur le sable pour l’instant. Deux ans qu’il n’avait plus sentit ses bottes coller un peu à chaque pas. Il décrocha la laisse et saisit un bout de bois. Comme avant, il le lança et comme avant, le chien lui ramena en manifestant sa joie.

Victor se sentait rajeuni, régénéré…Je ne me sens plus essoufflé, mes jambes ne me font plus mal au bout d’une demi-heure de marche…

« Beatnik » revenait avec quelque chose d’autre que le bâton…Un gant en peau, blanc…Un gant de femme. Bien sûr beaucoup de femmes pouvaient en porter de semblables et en perdre un sur la plage. Il n’y avait pas le nom cousu dedans, comme sur les vêtements des enfants quand ils partaient en colonie de vacances. Pourtant ce gant rappelait bien à Victor ceux d’Elise et avec le coup des mules la veille…Attention, vieux ! Lui dit une voix intérieure. Tu as toujours été très fier de constater que tes capacités intellectuelles soient restées intactes et tu espères garder toute ta tête jusqu’au bout, dernière victoire sur cette chienne de vie. Alors ne commence pas à céder au gâtisme maintenant. Tu as toujours été rationnel non ? Tu recueilles un chien qui te fait penser à Beatnik, bon. Et encore, c’est sans doute juste parce que c’est un barbet. Il retrouve les chaussons d’Elise qui devaient être dans un endroit qui devait être plus accessible pour lui que pour toi. Rien de mystérieux là dedans, non ? Et voila que le lendemain il te ramène un gant qui ressemble aux siens. Coïncidence, c’est tout ! Elise avait une amie membre de la société théosophique, et il se moquait d’elle en son absence : elle avait toujours à la bouche des histoires de maîtres secrets qui envoyaient des messages télépathiques aux initiés depuis le Tibet, des révélations sur l’Atlantide ou sur l’initiation que reçut Jésus en Egypte, dans la pyramide de Chéops…Il n’allait pas s’y mettre lui aussi à soixante-quinze ans !

Il rangea quand même le gant dans sa poche et se rendit compte qu’ils étaient arrivés au bout de la plage. Un escalier  passant à travers un amas de rochers rejoignait le quai d’embarquement des ferries, là où il avait rencontré le chien la veille au soir. Cet animal n’avait pas surgi du néant, son propriétaire, sur une île voisine ou ailleurs, devait le chercher, peut être était-ce sa seule compagnie…Et Victor était bien placé pour savoir la douleur de perdre un ami, fut-il un ami à quatre pattes.

- Ha la la, mon vieux Beatnik noir, je crois qu’avant que je m’attache plus à toi je devrais me renseigner pour savoir d’où tu viens…

L’employée lui sourit quand il franchit la porte transparente de son bureau, en face du quai. C’était une blonde d’une quarantaine d’année en tailleur bleu, avec un maquillage un peu forcé.

- Bonjour, heu, voila, ce chien est descendu hier d’un ferry et…Enfin j’aimerai savoir d’où venait le ferry qui était à ce quai, juste las bas, hier soir, vers 18h30, oui ça doit être ça, la soleil se couchait…

- Il faudrait que je connaisse le nom de la compagnie…Elle devait être indiquée sur flanc du ferry…

Victor chercha dans ses souvenirs…Ce n’était pas vieux pourtant, c’était la veille. Ou alors était-ce l’ennemi le plus redoutable dont il guettait à chaque fois les premier signes ? Ce salopard d’Alzheimer ? Mais, non, phobie ! Lui disait son médecin traitant, votre cerveau fonctionne parfaitement ! Arrêtez de vous en faire pour ça ! Non, il n’avait pas remarqué le nom de la compagnie, par contre…

-…La compagnie je ne sais pas, mais le ferry portait un nom : le Bag-noz.

L’employée le regarda comme si cet homme de soixante-dix ans lui avait demandé une place pour un concert de gangsta-rap.

- Il n’y a aucun ferry qui s’appelle le Bag-noz.

- C’est pourtant bien ce que j’ai lu sur la coque…

- Vous devez faire erreur, Monsieur.

Elle garda un silence gêné, puis :

- Vous savez, je ne suis pas connaisseuse en superstitions locales, mais j’ai entendu parler du Bag-noz, par mon grand-père qui était pécheur. Personne n’appellerait un bateau comme ça. C’est la barque de nuit, celle qui transporte les morts dans l’au-delà. Une vieille légende bretonne, l’équivalent marin de la charrette de l’Ankou…

La barque qui transporte les morts dans l’au-delà…

- Et…vous ne croyez pas que quelqu’un aurait pu nommer ainsi un ferry, ne serait-ce que par humour ou par dérision envers cette histoire ?

- Désolée Monsieur…Mais ce nom n’est nulle part sur nos listes !

Attention, vieux ! Méfie-toi, la société théosophique, les maîtres de l’Himalaya, l’Atlantide et la barque de nuit…Les pensées se bousculaient dans sa tête. Une légende bretonne, la barque qui transportait les morts…Oui, et la ville d’Is, engloutie comme l’Atlantide,t Merlin l’enchanteur dans la forêt de Brocéliande, et toi le gâteux qui va baver en maison de retraite…Silence ! D’abord en savoir un peu plus sur cette légende…Beatnik II gambadait devant lui… Et lui, qu’est-ce qu’il a à voir là- dedans ?

La bibliothèque, pardon, on appelait ça une médiathèque maintenant, municipale contenait un fond consacré au folklore et aux légendes bretonnes. S’il avait été plus jeune, Victor aurait sûrement trouvé plus vite des renseignements sur les écrans d’ordinateurs reliés à Internet, mais bon, ces trucs là, il les laissait à ses enfants et petits enfants…Rien ne valait encore le support papier. Il demanda à un employé de l’aider à orienter sa recherche.

Le Bag-noz, on en parlait dans ces livres : Procope, dans « De bello gothico » parle déjà de l’existence, chez les peuples celtiques, d’une population de paysans et de pécheurs qui ont pour fonction de conduire dans leurs barques les âmes des morts vers l’autre monde.

Mais il n’était pas au bout de ses surprises :

Anatole Le Braz rapporte le témoignage d’un passeur du XIXeme siècle, Olivier Marker : un coup fut frappé à la porte, au début de la nuit, mais seul un chien noir pénétra dans la maison et l’entraîna jusqu’à l’embarcadère, où l’attendaient les marins de « La gorgone » qui avait sombrée corps et biens la veille au soir.

Un chien noir…

Au point où il en était il chercha aussi ce que les légendes disent des chiens :

La première fonction mythique du chien, universellement attestée, est celle de psychopompe, guide de l’homme dans la nuit de la mort, après avoir été son compagnon dans le jour de la vie

Il était temps de sortir. Il récupéra Beatnik II qui l’attendait sagement dehors.

Marcher, respirer l’air du large, réfléchir…Le chien marchait toujours devant lui.

- Qu’est ce que ça veut dire ? Lui demanda Victor. D’où viens-tu ? De l’au-delà ? Amené par le Bag-noz ? Tu n’as pas l’air d’un fantôme pourtant ! Tu m’as quand même rapporté des affaires d’Elise ! Et pourquoi ais-je vu ce ferry qui est censé ne pas exister ? Et en plus me voilà en train d’exposer mes doutes à un chien, je suis bientôt mûr pour la maison de santé ! Encore que si tu es vraiment un guide surnaturel tu dois en comprendre plus que tu n’en as l’air !

Beatnik ne semblait pas troublé pour autant. Les pas de Victor le conduisirent au cimetière, là où reposait Elise depuis cinq ans. Il s’y rendait trois fois par semaine mais ressentait le besoin d’y être, aujourd’hui.

- Je vais t’attacher à l’entrée, tes congénères n’ont pas le droit d’entrer ici…

Pourtant, Beatnik, si docile jusqu’alors, ne se laissa pas faire. En protestant par un petit jappement, il bondit hors de portée de son maître et s’élança dans l’allée centrale. Victor eut l’idée soudaine qu’il allait lui confirmer que le coté abracadabrant que prenait l’histoire était bien réel. Il était rentré dans ce cimetière qu’il n’est pas censé connaître. Et vers quelle tombe allait-il directement se diriger ? L’homme avait l’impression de pouvoir le dire à l’avance, sans risquer de se tromper. Ce chien inconnu, qui n’était jamais venu ici, allait sans hésiter vers le caveau de…Mais non, pourquoi avait-il tourné à cet endroit ? Il avait pris l’allée juste en face du monument aux morts et s’était arrêté sur une dalle inconnue, devant laquelle il tournait en aboyant. Victor s’approcha à pas lents. Peut-être bien que ces légendes avaient fini par lui monter à la tête et que tout s’expliquerait sans intervention surnaturelle. Bon, il ignorait qui était enterré là mais ce n’était pas Elise. C’était la dernière demeure d’un certain Pierre Gloadec, mort à cinquante-deux ans, il y avait de cela trois ans. Une photo en couleur le représentait.

Le vieil homme eut un étourdissement. Un instant, le marbre terni par les intempéries qui l’entourait lui sembla éblouissant. Il reconnaissait parfaitement le visage taillé à la hache et les yeux bleus du défunt. Ce type mort depuis trois ans, était descendu du Bag-noz et lui avait parlé, la veille au soir.

Le chien s’était arrêté d’aboyer et le regardait attentivement. Victor assemblait les pièces du puzzle. Lorsqu’il avait vu le Bag-noz, des gens en étaient descendus et d’autres montés. Il transportait bien les morts, mais dans les deux sens. Et Beatnik ? Etait-ce celui qu’il avait connu ? Il avait l’air bien vivant, lui…Mais Goalec aussi. Et si conformément à la tradition c’était un animal psychopompe, qui servait de guide dans l’au-delà…Il avait bien pu ramener les chaussons et le gant d’Elise…non, ce n’était pas un hasard…

Un mythe classique…Orphée ??? Est-ce que ce mythe pouvait avoir une fin plus heureuse?

Comme il s’y attendait, le même ferry accosta au coucher du soleil. Pas de nom de compagnie, juste l’inscription Bag-noz sur son flanc. Les mêmes passagers à l’air las qui en descendaient, mais cette fois Victor eut un frisson en les voyant passer. De même un groupe silencieux attendait pour embarquer, mais il n’avait pas osé se mêler à eux. Lorsqu’ils montèrent à leur tour, ce fut Beatnik qui le décida à suivre en tirant sur sa laisse. On ne lui demanderait pas de billet. Afin de pouvoir pénétrer dans le royaume des morts, Enée avait un rameau d’or. Victor, lui, avait ce chien comme laissez-passer. Cette passerelle que je franchis à l’air bien réelle et non pas fantomatique…Peut être bien que je suis le seul à voir le Bag-noz et ses passagers. Mais ça ne me dérangera pas d’être le seul à voir Elise, du moment qu’elle est à nouveau présente pour moi.

Le ferry, vu de l’intérieur, semblait ancien et non entretenu : la peinture des murs s’écaillait, des tâches de rouille apparaissaient ça et là. Victor chercha un endroit où s’asseoir pour le voyage. Pas de salons, pas de bar, pas de signe visible de la présence d’un équipage non plus. Simplement des hommes et des femmes solitaires, qu’il croisait dans de vieux couloirs, des salles presque vides, sans qu’aucun ne lui prête attention. Un bruit de moteur plutôt discret se fit entendre et Victor décida de remonter sur le pont promenade, son compagnon toujours en laisse. Ils y étaient seuls, alors que le ferry quittait l’embarcadère, plein ouest, dans la direction où les derniers rayons du soleil éclairaient le ciel et la mer. S’il avait été plus jeune, il se serait soudain jeté à l’eau pour rejoindre le rivage des vivants, combien d’années encore ? Impossible à savoir, mais le but du voyage était tellement plus improbable…Pour se redonner du courage dans l’angoisse qui l’envahissait, il pensa à Elise. Alors que la terre n’était plus qu’une bande à l’horizon il se retourna : dans l’encadrement  d’une porte se tenait Pierre Gloadec.

- Vous êtes arrivés hier soir et vous repartez déjà ? demanda Victor

- J’avais des choses importantes à dire à ma fille, répondit l’homme. Mais ma place n’est plus là-bas. Vous par contre, votre place n’est pas ici.

Sans en dire plus, il descendit les escaliers, vers les entrailles du Bag-noz. Le ciel s’assombrissait, il faisait froid maintenant. Il fallait se décider à rentrer aussi à l’abri.

La nuit tombait mais aucune lampe ne s’alluma à bord. Bientôt il se retrouva dans le noir total. Mais alors que le silence avait régné dans le jour, l’obscurité se remplissait de murmures, de conversations ou de monologues dont il ne percevait que des bribes, paroles qui résumaient des vies terminées, avec leurs passions inassouvies  et leurs désirs qui persistaient au-delà de la tombe. L’extérieur était aussi sombre que l’intérieur et le ferry semblait fendre une mer d’huile, sans tangage ni roulis, mais était-ce encore la mer ? Ces ténèbres hantées étouffaient Victor, qui baissa les yeux vers son compagnon et sursauta: ce n’était plus le faux Beatnik noir. Presque fluorescente dans la nuit, se détachait  la blancheur du chien qu’il avait possédé pendant douze ans. S’accroupissant vers lui il le couvrit de caresses, pendant que le barbet lui passait sa langue sur le visage.

- C’est toi…C’est bien toi mon vieux Beatnik… 

Il se raccrocha à lui comme à une petite lumière dans le noir… 

…Depuis combien de temps naviguaient-ils, déjà ? Il n’en avait plus de notion. 

-Combien de temps ? Se surprit-il à dire à voix haute. 

-Crois-tu que le temps existe encore ? Chuchota une voix à son oreille… 

… Quelquefois beatnik aboyait, seul son familier dans ce navire plein de rumeurs, de frôlements qu’il sentait sans voir personne…Un nom lui vint à l’esprit. Le seul qu’il connaissait parmi les passagers… 

           - Gloadec ! 

           - Je suis là, lui répondit une voix connue. Perdriez-vous votre audace ? 

           - Dites-moi…Le jour va-t-il se lever encore ? Quand allons nous arriver ? 

           - Pour nous, il fait grand jour ! Et justement nous arrivons… 

En effet le ronronnement du moteur avait cessé, des bruits métalliques de passerelle sortie se firent entendre. Il y eut un mouvement dans le noir. Beatnik tira sur sa laisse, l’entraînant avec lui. Ce n’était pas facile de monter l’escalier sans y voir, bousculé par des présences invisibles…Un vent frais lui souffla au visage, il sut qu’il était dehors, il traversait le pont, franchissait la passerelle…toujours en aveugle. 

           - Gloadec ! Où êtes vous ?  Cria-t-il encore. Pas de réponse, cette fois… 

Il marchait sur un sol dur, guidé par son chien, qui semblait savoir où aller. Il ne me manque plus qu’une canne blanche…Il y avait du monde autour, toute une ville nocturne, il percevait encore des paroles, mais la plupart étaient incompréhensibles ou évoquaient des choses qui lui étaient inconnues…Puis il lui semblait traverser un parc…Des branches d’arbres le touchaient. Autour c’était désormais des bruits d’insectes, des déplacements furtifs dans les herbes. Des parfums agréables lui parvenaient. 

Devant lui. Il ne voyait toujours rien, mais c’était une intuition soudaine. Elle était devant lui. Une main saisit la sienne.

- Tu es là…

Pour la première fois depuis cinq ans il entendait sa voix, dont il avait oublié les intonations depuis longtemps, mais il la reconnaissait maintenant sans hésitation. Que dire en ces circonstances si incroyables ? « Tu m’a manqué ? » « Je t’attendais ? » Elle continua à parler :

- Tu veux me ramener avec toi ? Mais là-bas je serai un fantôme…

- Je te verrai, moi, c’est ce qui compte…

- Qui compte pour toi…Mais je serais une âme isolée, je n’aurais personne d’autre que toi.

Etait-ce la déception ou la colère qui envahissait Victor ?

- Elise…Tu ne veux plus vivre avec moi ?

- Je le veux plus que jamais, mais pas comme une pauvre morte chez les vivants…

- Je suis venu jusque là te chercher et toi tu veux rester dans ces ténèbres ?

- C‘est toi qui es dans les ténèbres parce que tu côtoies notre monde mais que tu en es extérieur ! Si tu es venu c’est que j’ai envoyé Beatnik pour te guider, mon chéri ! Pour te ramener à moi. Que tu deviennes comme moi.

- Devenir comme toi qui es…Morte ? 

- Tu as dû devenir adulte pour m’épouser, non ? Tu dois changer encore pour me retrouver…

Il sentit Beatnik se frotter à leurs jambes. Elise était devant lui, mais il la percevait comme à travers un voile, si fin et si épais en même temps…Un voile qui la cachait à ses yeux, qui l’empêchait de la rejoindre vraiment. Intuitivement il comprit. Il était le vieux Victor, l’homme fatigué par les deuils et la solitude, mais ancré dans un monde où il s’accrochait encore avec ses souvenirs, là- bas, sur la côte bretonne. Elle était la nouvelle Elise, dans sa jeunesse éternelle. Bien sûr qu’elle ne voulait pas revenir en arrière, c’était à lui de franchir le pas. 

Il acceptait.

- Alors…Que nous soyons réunis !

Toutes ses préoccupations s’évanouissaient d’un coup. Son ancienne vie, celle d’avant la traversée, il la laissait derrière.

Le voile entre eux se déchira et avec lui la nuit. La lumière éclata, dévoilant la beauté…

Quand le corps d’un homme âgé fut repêché dans le port, on parla de tragique accident. Personne ne se douta de son bonheur.

© HB 2007

Publicité
Commentaires
P
Deux mois d'interruption mais encore un peu de patience: bientôt j'espère, de nouveaux textes sur ce blog!
M
Très belle histoire d'entre deux mondes
P
Je préfère quand d'autres style d'histoires de moi te provoquent d'autres émotions...Cependant, pour moi cette histoire n'est pas triste, elle illustre une hypothèse où les gens séparés par la mort se retrouveront un jour, même si je ne suis pas trop porté à y croire, mais sait on jamais ce qui est vrai?<br /> C'est sûr que l'amour, la mort et le deuil sont des sujets qui provoquent plein de choses chez nous...<br /> Ce qui rejoint plus mes croyances, dans cette histoire, c'est l'idée que peut être la mort est une transformation de plus aprés celle qui nous fait acceder à la vie d'enfant aprés celle de foetus, à la vie d'adolescent aprés celle d'enfant, celle d'adulte aprés celle d'ado...Peut être est ce qui nous régénère pour continuer sous d'autres formes ou d'autres états...Un retour à une nouvelle vie sur terre ou dans d'autres mondes? Mystère...
B
Peut être suis je trop sensible au sujet du texte mais il me plonge dans une grande tristesse. Un gros coup de blues qui m'assaille par derrière alors que je viens d'en terminer la lecture. Mais cela veut simplement dire que comme d'habitude je me suis laissé prendre par ta plume et suis entré de plein pied dans ton monde. <br /> Merci pour ces émotions que tu sais faire naitre :)
T
Ce texte me touche beaucoup, Pal. Je vis un amour fabuleux avec la femme de ma vie et depuis nos plus jeunes années. L’âge aidant, j’appréhende la fin. Difficile forcement. <br /> Du coup, je suis très sensible à ton histoire. Entre rêve et espoir.<br /> Sujet classique au demeurant, mais vraiment bien écrit. Qui amène à réfléchir, ne laisse pas indifférent. Je me suis laissé prendre dans tes mailles. Merde alors. Aller hop un café.
lux umbra
Publicité
Publicité