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lux umbra
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15 mars 2006

Johanne

Un éclair…puis la nuit! - Fugitive beauté

Dont le regard m’a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Charles Baudelaire « A une passante ».

Il y a des jours où la balance du Destin, cette instance devant laquelle disaient les anciens, même les dieux s’inclinaient, penche en notre faveur. Nous croyons entendre retentir un coup de gong céleste, lorsque brusquement une porte s’ouvre dans notre quotidien. A nous alors de nous y engouffrer, car nul ne sait quand ce genre d’opportunité se représentera.
Ce furent là les pensées qui se bousculaient dans la tête d’Herbert en reconnaissant Johanne, juste devant lui à la caisse de la FNAC. Oui, c’était bien elle, avec ses longs cheveux roux ondulés, sa peau laiteuse piquetée de taches de son qui n’entamait pas sa beauté, bien au contraire. Vêtue simplement, jean blanc et petit haut rouge, pas les tenues extravagantes qu’elle portait à leur première rencontre et avec lesquelles il l’avait revue après. Mais après, elle était devenue insaisissable. En fait, c’était la vraie Johanne, celle d’il y avait cinq ans, avant qu’elle ne soit coiffée par Machin-chose et maquillée par Bidule. Encore plus naturelle, puisqu’elle avait même renoncé à s’habiller comme une meneuse de revue.
Surtout ne pas l’effaroucher. Elle ne se souvenait vraisemblablement pas de lui, le bref regard qu’elle avait jeté sur l’homme qui la suivait dans la file d’attente n’avait eu l’air de ne provoquer aucune émotion. Dans le fond, ils ne s’étaient parlés que deux ou trois heures il y avait déjà longtemps. Ne pas la brusquer. Comment l’aborder ? Attendre qu’elle soit sortie ?  Il devait passer à la caisse, lui aussi, régler ses CD et entre temps, elle aurait disparu dans la foule du forum ou dans le métro. Alors ? laisser là ses achats, la rattraper ?
Les forces mystérieuses qui nous guident  lui donnèrent aussitôt la solution. Elle payait en carte bleue et il était bien placé pour jeter discrètement un coup d’œil sur l’intitulé. Mlle Smartel Coralie. C’était tout ce qu’il lui fallait. Elle lui avait bien dit que Johanne n’était que son surnom. Mais Coralie était très joli aussi. Il lui allait bien. Coralie. Corail. Beauté écarlate comme sa crinière. Il la laissa sereinement repartir, paya ses disques. Sa bonne étoile lui avait suffisamment fait de signes, il savait qu’elle ne serait pas sur liste rouge.
Effectivement, lorsque rentré dans son studio il consulta fébrilement le minitel, son nom apparu d’emblée. Coralie Smartel, rue de l’Abbé-Groult. Et son numéro de téléphone.
                         

- Allo ?
- Allo Johanne ? C’est Herbert. Vous vous souvenez, il y a cinq ans, au Pirate-Café ?
- Vous faites erreur.
- Ne raccrochez pas !
Il enchaîna sans interruption les mots. C’était lui, ce soir-là, ils avaient tous les deux un gros coup de blues et étaient un peu gris. La conversation s’était simplement engagée ; il avait mis « Take my breath away » sur le juke-box et s’était demandé si la chanson existait avant le film « Top gun ». Elle pensait que oui. Rapidement, elle lui avait raconté son enfance, ses placements en foyer  DDASS, ses fugues, l’errance, les périodes de boulimie où elle se faisait vomir après s’être remplie. Elle travaillait chez un photographe, mais reconnaissait avoir fait un temps du peep-show. L’homme avec qui elle vivait lui avait permis de refaire surface, mais elle ne savait plus si sa vie était avec lui. Elle en doutait. Il était absent cette semaine et la laissait faire un bilan.
- Arrêtez, s’il vous plait. Johanne, c’est celle de la télé ? On m’a déjà dit que je lui ressemblait, mais…comment avez- vous eu mon numéro ?
Il lui expliqua.
- Mais c’est fou ! De quel droit vous immiscez -vous dans ma vie privée ? Je ne suis pas Johanne. Point. Laissez moi tranquille.
Elle coupa la communication.

Ils s’étaient sentis très proches l’un de l’autre, cette fameuse soirée. Un tête à tête tendre où chacun s’était épanché sans défense, comme s’ils ne devaient plus se revoir. Ils ne s’étaient plus revus, d’ailleurs. Il n’avait personne à l’époque (aujourd’hui non plus), mais à aucun moment, ce soir là, il n’avait pensé « sexe» avec elle. Ils s’étaient quittés gentiment, un sourire, une bise. Il avait beaucoup songé à cette rencontre sans suite, comme à un rendez-vous manqué avec le bonheur. Si seulement il avait pris ses coordonnées…
Presque deux ans après, il la vit soudain réapparaître sur les écrans de télé de la France entière, candidate plébiscitée la plus émouvante par les téléspectateurs du « jeu d’une vie ». Il s’agissait d’un « divertissement » très controversé à l’époque où les candidats devaient raconter leur existence, dans des détails souvent très intimes. Lui en connaissait déjà une bonne partie. Il s’était pris à rêver qu’elle rapporterait sa discussion avec un inconnu au Pirate-café, mais elle n’y fit pas allusion. Ce n’était pas plus mal. Un secret entre eux. Elle avait quitté son ami, recherchait toujours le grand amour.
Le public aimant les histoires de « Cosette », elle fut la reine des médias après sa victoire. Invitée de toutes les émissions, elle tourna plusieurs pubs, fit un triomphe à Cannes à l’occasion du festival, parraina le téléthon. Pas un journal « people » qui ne fasse sa couverture sur l’enfance malheureuse de la gagnante.
  Herbert lui avait laissé plusieurs messages sur son site Internet, auquel elle n’avait jamais répondu. Le serveur précisait bien que Johanne recevait des centaines de mails et réclamait de l’indulgence.
L’effet Johanne dura environ dix-huit mois, puis s’amenuisa. Elle tint une rubrique quelques temps dans un magazine pour adolescentes, ensuite plus rien. La rumeur de sa mort par overdose ayant couru, elle eut droit à une brève interview de démenti d’une demi page dans Voici.  Elle pouvait maintenant se promener à la FNAC sans que personne ne la remarque. Peut-être s’était elle au moins enrichie durant ses heures de gloire, peut être avait elle tout dilapidé. Mais elle devait être bien amère d’être tombée dans l’oubli si vite.
Oui, bien amère.
Il rappela quelques jours plus tard. Il désirait s’excuser de la façon peu correcte par laquelle il l’avait contactée. Il ne souhaitait pas du tout l’importuner, qu’elle ne le juge pas durement. Elle lui répondit avec une politesse glacée qu’elle n’avait pas apprécié le procédé utilisé, mais qu’elle acceptait ses excuses. Il s’était trompé de personne, voila tout. Elle considérait que l’incident était clos.
Il ne l’était pas.

Pendant plusieurs jours, Herbert fit semblant d’attendre le bus en face de son immeuble. Un soir enfin il la vit rentrer, marchant à vive allure, vêtue d’une robe bleue assez stricte, un épais dossier sous le bras. Il l’accosta, se présenta.
- Encore vous ? Et devant chez moi, carrément ! Je vais appeler les flics, maintenant !
Sa main plongea dans son sac, y saisissant, l’homme l’avait compris, une bombe d’auto-défense. Elle laissa tomber son dossier pour sortit son portable de l’autre main. Herbert ramassa le dossier, écarta ses bras du corps dans une mimique de non-agression.
- Je vous en prie. Vous n’avez rien à craindre de moi. Voilà je…vous ai pris pour une autre, c’est vrai, et ensuite j’ai eu envie de vous revoir, vous connaître un peu. Je ne suis pas très adroit, je n’ai pas su vous aborder à la FNAC, mais je ne suis pas un dingue. J’aimerais boire un verre avec vous, dans un café bondé de monde, en face du commissariat si vous voulez ou en présence de dix de vos amis rugbymen, si vous en avez.
  Lorsqu’ils en reparlèrent, plus tard, elle tenta de lui expliquer pourquoi, contre toute attente, elle avait accepté l’invitation. Elle avait eu très peur, persuadée être tombée sur un malade, puis s’était vite rendue compte que ce n’était pas le cas. C’était un timide, avec une manière un peu spéciale de créer des liens, mais plutôt bien de sa personne, avec de l’humour, chose qu’elle aimait chez un homme. Elle s’était soudain sentie coupable de sa réaction trop violente.
  Il ne fit aucune allusion à Johanne pendant leur conversation, elle même se contentant de lui dire que sa vie n’avait rien à voir avec celle de l’étoile filante médiatique. Elle venait d’une famille petite bourgeoise sans histoire, avait fait des études, était cadre bancaire, actuellement sans relation stable. Lui était informaticien, travaillant dans la hot line. Elle aimait son métier et avait d’autres passions, l’art par exemple. Il s’intéressait pour sa part aux civilisations antiques, allant souvent dans les musées. Ils se donnèrent rendez-vous au Louvre, pour visiter les salles égyptiennes et grecques. Grâce à son érudition, elle apprit beaucoup sur le symbolisme de ces œuvres anciennes. Un mois après, il s’installait dans l’appartement de Coralie, plus confortable que son studio. Ce furent alors six mois de bonheur sans voile.

  Un jour, ils parlaient tendrement après l’amour, lorsque Herbert lui dit doucement ;
  - Johanne, Je comprend bien que tu ne veuilles plus entendre parler de cet épisode à la télé, mais pourquoi t’inventer un passé, une famille imaginaire ?
Les yeux bleu-verts de Coralie s’emplirent de détresse
- Herbert , dit moi que ce n’est pas vrai ! Tu penses toujours que je suis Johanne ?
Il lui prit les deux mains, les pressant contre ses lèvres, sachant que ce geste la faisait fondre.
- Mon amour ! Johanne, tu me l’avais dit il y a six ans, est le prénom que tu avais choisi à quinze ans par refus de celui que t’avaient donné tes parents quasi inconnus. Et puis tu a été Johanne pour des milliers de fans. qui t’ont appelé « la petite fiancée de la France» et t’ont laissé tombé aussi vite qu’ils t’ont aimé. Ils se sont tous appropriés ton histoire. J’ai bien compris que tu ne supportais plus cette identité exposée partout ; tu ne voulais plus être le citron qu’on jette quand on en a tiré tous le jus. Alors j’ai respecté, j’ai accepté ce nouveau personnage. Mais peut-être qu’aujourd’hui tu peux supporter la réalité ?
Elle fut mutique et pensive toute la soirée. Herbert se dit que ses paroles faisaient sans doute leurs chemin en elle. Le lendemain elle était comme d’habitude, ne fit pas mention de l’incident. Mais à la fin de la semaine elle lui annonça qu’elle voulait lui présenter ses parents.
Mr et Mme Smartel étaient des gens d’un certain age, un peu guindés mais chaleureux. Ils furent enchantés de recevoir Herbert, son coté introverti semblait plutôt les rassurer. La journée fut agréable. De retour à la maison, Coralie lui demanda s’il croyait encore qu’elle s’était inventée une famille.
- Je crois surtout que tu considères ta famille nourricière, ceux qui t’ont adoptée, comme tes vrais parents, ce qui est bien naturel. Ca ne fait pas de toi une autre.
Il vit des larmes jaillir des yeux de son amie.
- Mais ce n’est rien. Moi je m’en fichais bien de la petite fiancée de la France. Celle que j’ai toujours aimée, c’est la Johanne du Pirate-café. Tu peux être qui tu veux, je ne t’embêterais plus avec ça.
- Je voudrais surtout que tu aimes celle que je suis, pas ton phantasme, répondit-elle entre deux sanglots.

Ce fut elle, ensuite, qui chercha à faire valoir son point de vue. Mais aucun argument ne pouvait ébranler la certitude d’Herbert. « Elle a beaucoup souffert, se disait-il, je veux bien entrer dans son jeu toute ma vie, mais si elle m’interroge, je témoignerais de ma vérité. C’est comme ça que je peux l’aider ».
Elle souhaita qu’il consulte un psychiatre. Le docteur Obert, une élégante dame d’une cinquantaine d’année lui demanda ce qu’il pensait des déclarations de sa compagne selon lesquelles il délirait en la prenant pour Johanne.
- Connaissez vous le passé de Mlle Coralie Smartel ? interrogea calmement Herbert. Pourriez vous affirmer avec certitude qu’elle n’est pas celle que je dis ?
- Non, mais vous ne pouvez pas non plus me prouver le contraire.
- Nous sommes donc à égalité.
Le jeune homme se découvrit un talent inconnu pour la joute oratoire. Ses arguments faisaient mouche, comme dans un tennis verbal.
- Vous l’avez bien vue à la télé, non ? vous ne la reconnaissez pas ?
- Hé bien, j’ai peu regardé ces émissions là et puis elle changeait souvent de coiffure, de vêtements, de maquillage. C’est vrai qu’il y a une ressemblance. Ceci dit…
La pauvre madame Obert s’était laissé complètement embrouiller.
- Pourquoi avez vous accepté de venir me voir ?
- J’ai pensé que ça pourrait l’aider.
Le médecin bredouilla encore quelques mots et leur demanda de reprendre rendez-vous s’ils le souhaitaient.
Il avait gagné.
Un soir, à son retour du travail, Coralie n’était plus là. Juste un mot où elle lui apprenait que les démarches étaient faites pour un glissement de bail à son nom. Il lui suffisait de passer à l’agence pour signer. Quand à elle, il ne devait pas chercher à la revoir. Elle avait obtenu une mutation.
Il ne fut que moyennement perturbé. Ha! c’était de sa faute, avec son insistance à lui faire admettre une vérité qu’elle refusait. Mais le destin les avait réunis et rien ne pouvait aller contre. Quelques explications arrangeraient tout. Il ne ferait plus jamais référence à Johanne. Elle serait tout simplement Coralie, puisqu’elle préférait. D’abord savoir où elle était. Pour un informaticien doué comme lui, ce ne serait pas un problème de pénétrer des fichiers confidentiels. Son numéro de compte suffirait à obtenir sa nouvelle adresse.
Alors qu’il saisissait son agenda, le téléphone sonna.
Coralie ?   
- Allo Herbert ? dit  une voix de femme, mais pas la sienne.
- Oui, qui êtes vous ?
- Mon nom c’est Christie. Mais vous me connaissez sous celui de Johanne.
- Johanne ?

- C’est bien moi. J’ai eu un mal fou à vous retrouver, vous aviez changé d’adresse. Herbert, ma célébrité m’avait monté à la tête. Je fréquentais la jet-set, des hommes riches et puissants, cet inconnu rencontré au Pirate-café ne m’intéressait plus. Depuis j’ai atterri, j’ai relu vos E-mails. Les autres ne me voyaient que comme le dernier gadget à la mode, une image de pub. Vous seul m’avez aimé pour moi-même. J’ai honte, mais voulez-vous encore de moi ? peut-on se revoir?
Herbert éclata de rire.
- Ne vous fatiguez pas, je suis avec la vraie Johanne depuis un an.
Il raccrocha. Une mythomane avait piraté le site de Johanne et lu son courrier. C’était si facile. Il se concentra sur l’ordinateur, cherchant à contourner les codes du réseau bancaire.
       La sonnerie du Téléphone retentit à nouveau.
Cette fois, était-ce elle ?
- Herbert ! écoutez-moi !…
Il reposa le combiné.
Ho non !
Cette folle n’allait quand même pas le harceler ?…

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Commentaires
L
J'ai bien aimé... quelle méprise incroyable et ... tenace... j'adore tes textes... Bisouxxx
lux umbra
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